First meeting (Corey & Denisha)

Corey avait pris une grande inspiration en se glissant dans la pièce où grouillaient à l'heure du repas élèves comme professeurs. Ses yeux clairs avaient balayé les tables sans vraiment s'attarder sur les détails, son attention papillonnant d'un illustre anonyme à l'autre. Elle ne connaissait personne ici, et ne voulait connaitre personne. Il était déjà bien difficile d'être seul avec soi-même et la solitude était une fleur qu'elle aimait entretenir en silence ; les autres lui semblaient si bruyants, si désordonnés. Son plateau à la main, le sac pendant dans l'autre, traînant presque au sol, la jeune fille chercha une place loin des autres adolescents, comme si elle les fuyait. C'était bien le cas. Elle du se concentrer sur le bruit de sa propre respiration pour faire abstraction du chaos ambiant qui l'angoissait un peu : éclats de voix, de rire, ballet des couverts dans les assiettes. Elle grinça des dents, oubliant de manger pour se dédier à la lecture d'Alcools d’Apollinaire. C'était la seule nourriture dont elle aurait besoin.

Corey avait refusé le plat proposé aujourd'hui, car il n'était pas kascher. Nul n'est censé ignorer les lois de la kashrout pour son usage personnel. La volaille à la crème lui était interdite car elle ne devait pas mélanger le viande et le lait dans le même repas. L’adolescent avait donc avalé quelques légumes qui n'avaient pas touché la sauce, rien de plus. Elle ne prenait de toute façon pas beaucoup de temps pour manger car elle avait toujours considéré ça comme une perte de temps. Elle se perdit dans les vers simples et efficaces du poète français, le regard tout dédié à ces lignes mélancoliques, si concentrée sur son ouvrage qu'elle ne remarqua même pas la personne qui trébucha en face d'elle, toute prête à se prendre le coin de la table. Et pourtant...

Un réflexe involontaire prit soudain Corey qui glissa son sac sur la table, contre le coin de cette dernière pour servir d'airbag à la maladroite, sans avoir besoin de la retenir. Toucher les gens était impensable,et impossible pour Corey. Mais elle avait des réflexes, et un certain bon sens qu'elle ne s'expliquait pas elle-même. Elle ne demanda pas à la jeune fille si elle s'était fait mal, étant le cadet de ses soucis à ce moment-là. Reprenant son sac pour le caler sous sa chaise, entre ses pieds, la jeune fille retourna à sa lecture en baragouinant un peu.

"... shabbes*", dit-elle un peu aux anges retournant à sa lecture, le regard rivé sur le texte comme s'il s'agissait de quelque chose de vital, de crucial.

Elle remarqua finalement le livre sur lequel l'autre fille avait trébuché, comprenant à retardement qu'il s'agissait du sien. Comment avait-elle pu le faire tomber. Refermant celui qu'elle lisant et esquivant le regard de l'élève, elle lui demanda sur un ton un peu égal, rapide, un peu avare :

"Tu m'le rends ?"

Rien de plus, sans un sourire. Ce n'était pas que Corey était malpolie ou hautaine, bien loin de là. Son regard fuyant fixait tout et rien, et elle se tenait à une certaine distance de l'autre fille dans une attitude peu naturelle, ses mains tapotant sur la table par réflexe, sans vraiment de raison...

*Gut shabbes est l'équivalent yiddish de Shalom, utilisé pour saluer.